Patrick-Joël Tatcheda Yonkeu par Delphine Buysse


 

Originaire du Cameroun, Patrick-Joël Tatcheda Yonkeu est un artiste visuel basé en Italie. Avant tout chercheur, l’artiste mystique et spirituel transcende la matérialité de l’art et participe à la déconstruction des archétypes de nos modes de vie anthropocentriques. Sa dernière exposition en date, Anthologie organique du jaune, pour la viewing room de OH Gallery, traduit son amour de la matière et du pigment. Par son approche singulière du temps et de l’espace, qui met l’accent sur la pluralité des points de vue, il tente de rendre à l’Histoire une forme d’équité.

Dès l’âge de 9 ans, l'anecdote d’un billet de banque reproduit à la perfection l’amène à comprendre que ses talents d’observation peuvent désormais tromper la vigilance des adultes. Encouragé par son père et sa mère adoptive, qui sera sa première muse, il expérimente les arts d’impressions et le graphisme dans divers ateliers de Douala. Plus tard, il effectuera ses premières expériences, en tant qu’étudiant, dans le dessin d'ingénierie, le design mobilier, l’artisanat et les fresques murales. Après un début de formation dans les sciences et les mathématiques, il s'oriente vers les arts.

Il obtient tout d’abord une licence en peinture conceptuelle à l'Académie des Beaux-arts de Bologne. Il se sent proche de l'actionnisme viennois par la gestualité, le rythme et le mouvement par et pour lui-même mais il hérite également des principes de l’Arte Povera dont ses professeurs sont empreints. Comme Celant (1), que l’on identifie à l’origine du mouvement, il considère que chaque matériau a sa propre expérience, sa propre histoire. L'œuvre comporte plusieurs niveaux de discours qui se superposent et donc une pluralité de points de vue mais aussi de temporalités et d’espaces. Pour Patrick “L'artiste est un passeur d’histoires qui surgissent par le regard du spectateur”. Un clin d'œil incontestable à la vision de Yánnis Kounéllis (2) qui aborde la dimension collective du langage artistique et réduit le rôle et les projections individualistes de l'artiste.

Aussi, la pratique de ce mouvement, qui questionne l’instabilité d’une réalité en devenir, estompe-t-elle la séparation entre l’art et la vie, entre l'œuvre et son auteur. Agent de sécurité la nuit et étudiant le jour, le déterminisme de Patrick le conduit vers un master en art visuel à la suite duquel, il devient tout naturellement l’assistant en chromatologie de Domenico Difilippo et continue d’apprendre, par ce retour à la matière et à la nature cher aux “arte poveristes” (3), la maîtrise du pigment, talent indéniable qu’il continue d’insuffler dans ses peintures.

Sa passion pour les arts martiaux, qui lui a notamment appris la rigueur, s’étend jusqu'à différentes philosophies des mondes asiatiques. A l’instar des traditions indiennes, son expérience personnelle fut jalonnée par les rencontres avec des figures de maître qui vont le guider spirituellement en lui donnant les moyens de cheminer sans lui inculquer un savoir figé. Le zen lui-même, en tant que manifestation du chan, forme de méditation indienne implantée en Chine par Bodhidharma, ne prône-t-il pas l'intériorisation de l’expérience. Patrick en fera un sujet de mémoire. Le doute est au cœur de cette démarche dans laquelle il faut envisager le zen (4) ou son absence comme étant toujours le zen. Dans ses compositions, l’artiste analyse également le plein et le vide. La traduction du zen en arts advient par l’acte répétitif et méditatif, les voies du zen rappellent le caractère éphémère de la vie et l'interconnexion des choses.

Bercé par les contes, les mythes et les fables camerounais, il retrouve des similitudes dans les cosmogonies européennes ou asiatiques, à travers l’interprétation de leurs métaphores. Les mythes fondateurs autour de la langue sont en outre une source d’inspiration: au Bénin, par exemple, Vodun Légba est la seule divinité capable de pouvoir comprendre toutes les langues et elle permet aux autres divinités de communiquer entre elles. Elle a notamment des traductions chez les Yorubas. Les rituels de pluie trouvent également leurs correspondances dans d’autres cultures. Patrick y voit une forme de syncrétisme spirituel: ces mythes sont des tentatives de nous raconter la réalité à nous-mêmes, et l'art est l'un des langages possibles pour tracer ce chemin de compréhension, dans lequel il n'y a pas de rapports de force, mais seulement des rapports. “Une société sans mythes est incapable de rêver donc de se réinventer”.

 

De son enfance au Cameroun, il garde l'empreinte du rituel, pratiqué notamment lors de sa naissance et à ses sept ans. En outre, pour le rite initiatique, on enterre le cordon ombilical de l’enfant et le placenta avant de planter un bananier. Dans la culture Bamiléké, dont il est issu, la tradition est considérée comme une loi sacrée, en tant que vecteur de la parole des ancêtres, mais elle est surtout un moyen de communication entre le monde des défunts et celui des vivants, notamment par la pratique des rituels: de la prière aux offrandes, en passant par les sacrifices et la transmission de mythes. Pour l'artiste aussi, l’invisible participe du visible et ce qui est au-delà des mots est parfois la seule possibilité de rendre compte de l’expérience. Le culte des ancêtres (5) est également un incontournable au cours duquel le crâne d’un défunt est exhumé par un tradipraticien ou un marabout. Il s’agit d’un hommage aux ancêtres dont la mort n’est jamais évoquée en tant que telle mais plutôt en termes de départ, puisqu'elle n’existe pas: elle est seulement un stade de latence avant le prochain changement d’état.

Pour Patrick-Joël Tatcheda Yonkeu, il faut envisager l'œuvre comme le résultat d’un processus où il n’y a pas de fin en soi mais où c’est l’expérimentation et la découverte qui priment. Ce processus est de l’ordre du rituel. Artiste habité, il incarne ce rituel dont l'œuvre n’est en fait que la trace. Sa praxis devient un ensemble d’actions symboliques qui réactivent des valeurs transmises et principalement celle du respect du tout-vivant et des cosmologies du liens. Mais elle permet également de créer une distance avec le réel et de retrouver la sensation du passage ou du cycle. Comme une recette chamanique ou un état de transe qui embrumerait, par la répétition du geste et le mouvement, la frontière entre le rêve, l’illusion et la rationalité, afin de pouvoir pleinement aborder la renaissance, la mutation ou la guérison dans les traversées.

 
 

SOL INVIcTUS

2022
Huile et pigments sur papier
152 x 150 cm

LArVAIRE

2022
Huile et pigments sur papier
125 x 130 cm

 

TANGUY #1

2021
Huile et pigments sur papier
51 x 60 cm

TANGUY #2

2021
Huile et pigments sur papier
51 x 60 cm

TANGUY #7

2021
Huile et pigments sur papier
51 x 60 cm

 

Si Patrick s’exprime parfois par la performance et l'installation, ses médiums de prédilection restent principalement la peinture et la sculpture. Il donne vie à un réalisme organique au moyen de pigments naturels, végétaux ou minéraux, qu’il emploie à la fois secs et humides. Le travail au sol confère à ses toiles et ses dessins une dimension mouvante et instantanée. Il utilise des matériaux nobles tels que des papiers rares et des pinceaux de luxe à tête ronde, employés notamment dans les fresques murales pour la technique du sfumato qu’il maîtrise par ailleurs à la perfection. Il a également mis au point une technique spécifique d’émulsion pour fusionner l’huile et les pigments à travers un long processus de séchage qui met la patience à l’épreuve.

Le temps est sans aucun doute un leitmotiv dans son travail: il recherche et questionne de manière récurrente une temporalité non linéaire pour tenter de se libérer des carcans de perceptions culturelles dominantes ou imposées. Cette exposition retrace justement, à travers une couleur, un cycle de régénération qui part de la maladie vers la guérison. Ses toiles contiennent une dimension spatiale très forte où la métamorphose perpétuelle est la métaphore d’un a-topos cathartique, une sorte de perturbation de l'espace-temps qui provoquerait une vague où le temps ne serait qu'une projection de l’espace.

L'œuvre de Patrick est guidée par la recherche d’harmonie esthétique, mais indépendamment de l'équilibre et du déséquilibre. S’il s’intéresse à la théorie de la perception et à la psychologie de la forme, le travail doit avant tout rendre compte de lui-même. A l’exemple de la Gestalt, il considère les œuvres comme des phénomènes dans leur forme globale plutôt que comme une addition ou une juxtaposition d'éléments simples. L'œuvre est plus importante que la somme des éléments qui la compose car elle devient une incarnation du vivant. C'est la vie, sous toutes ses formes, qui guide sa démarche. Il invite à un changement de paradigme en s’opposant à la vision unilatérale selon laquelle l'être humain est au centre de l'univers.

Delphine Buysse

Texte rédigée entre octobre et novembre 2022
dans le cadre de l’OVR Anthologie organique du jaune


NOTES

  1. CELANT, Germano, « Appunti per una Guerriglia », Flash Art, Giancarlo Politi, n° 5, 1967.

  2. FREMON, Jean, Jannis Kounellis, homme ancien, artiste moderne, Ed. L’Echoppe, 2019.

  3. Du mouvement Arte Povera

  4. TOULA-BREYSSE, Jean-Luc, Qu'est-ce que le zen ?, dans Le Zen, Ed. Que sais-je, Paris, 2010, pages 57 à 66.

  5. KUIPOU, Roger, Le Culte des crânes chez les Bamilékés de l’ouest du Cameroun, Dans Communications, n°2, 2015, pages 93 à 105.

 

à propos de DELPHINE BUYSSE

 

Delphine Buysse est une commissaire d'exposition d'origine belge qui vit sur le continent africain depuis 17 ans.

Basée à Dakar depuis 2018, elle a fait partie de l'équipe de direction artistique de la 14è Biennale de Dakar et rejoint, en 2022, la Raw Material Company comme commissaire aux programmes. Diplômée en communication de l'art contemporain et d'un MBA en management culturel et marché de l'art, elle poursuit des études de philosophie et un doctorat en sociologie de l'art à l'Université Cheikh Anta Diop (Dakar). Elle s'est spécialisée dans les espaces urbains et le travail avec les communautés, dans le but de favoriser un plus grand accès à l'art contemporain et travaille également dans le domaine de l'art numérique: elle est partenaire du KIKK Festival (art, science et technologies) en Belgique, depuis 2019 et a collaboré à plusieurs reprises, à Dakar, avec Ker Thiossane et d'autres structures en tant que commissaire, consultante ou conseillère culturelle. Elle a créé à Dakar deux organisations pour soutenir les artistes émergents et a enseigné à l'ISAC (UCAD).

 
 

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