Lune Diagne par Hamidou ANNE


 

« Comme les lamantins qui vont boire à la source », Lune Diagne revient avec une nouvelle création pour explorer un pan de la période coloniale qui le hante et nourrit son inspiration. Avec le récit des femmes de Nder il invite à une réappropriation culturelle et réinvestit la mémoire, les blessures infligées aux siens et une histoire douloureuse non enseignée dans les écoles aux enfants d’un pays au passé martyrisé. Il est obnubilé par la transmission aux siens par, selon lui : « Ce qu’on donne, ce qu’on reçoit, ce qu’on transmet et ce qu’on laisse ». 

 

Femmes, flammes : récit symbolique de Nder

Dans cette exposition sur le sacrifice de soi, l'artiste met en lumière une histoire du Sénégal par le prisme de l’héroïsme des femmes de l’arrière-pays profond. Lune Diagne met en exergue une histoire qui a eu comme théâtre tragique le Walo, terre des reines Njëmbët Mbodj et Ndaté Yalla, qui ont incarné la résistance face à la violence coloniale. 

L’artiste se réapproprie un talent de portraitiste pour reprendre le fil d’une histoire tragique sénégalaise. Celle-ci, dans sa grande nuit coloniale, laisse jaillir un soleil teinté des rayons d’héroïsme et de gloire au féminin. Il nous conte la beauté tragique des femmes de Nder qui, le mardi 7 mars 1820, ont fait le choix de l’auto-immolation pour échapper à l’humiliation de la capture et à l’esclavage. Les hommes étaient partis et les femmes du Walo, seules face à leur sort, sont restées libres, perpétuant le récit d’une génération de femme puissantes devenues figures d’inspiration du présent. 

Lune Diagne est une nouvelle fois dans une démarche créative irriguée par le symbolisme. Il nous présente cette fresque en hommage aux femmes de sa famille, sur six générations. Un récit qui suit trois femmes puissantes, libérées de la tutelle des hommes, inspiré par une arrière-grand-mère chasseuse, résolue et téméraire, une grand-mère têtue et engagée et une mère qui a fait sienne le serment de la réussite dans l’intransigeance de la liberté et de « l’exclusivité ». Les femmes qui apparaissent dans l’univers de Lune Diagne tiennent les demeures, éduquent et nourrissent la progéniture, forgent les consciences et résistent aux injonctions des hommes à l’instar des amazones de Nder, qui ont poussé la hargne guerrière jusqu’au seuil fatal de la résistance : le sacrifice suprême. 

Les fils de l’histoire ne se coupent jamais. Lune Diagne nous promène ainsi dans les labyrinthes d’un itinéraire sentimental et mémoriel irrigué par le souvenir des femmes de Nder, héroïnes d’hier qui nourrissent l’imaginaire des femmes du présent, figures modernes d’un féminisme qui reprend la flamme de la résistance face à la fatalité d’un destin joué d’avance qu’il transmute. Les œuvres de Lune Diagne sont une révolte face aux pesanteurs et aux impasses sociales du Sénégal et des traditions réfractaires au changement. Elles dénoncent les complaisances de la société vis-à-vis des viols, violences physiques et morales, privations, pour produire une esthétique de la révolte, dire la rage afin de rendre hommage aux femmes en les peignant des couleurs de la puissance. L’artiste inverse le récit des histoires ordinaires qui peuplent la honte sociale dans toutes les familles pour en faire des armes miraculeuses qui libèrent la parole et enseignent le geste du refus. 

 

Dans les œuvres ici présentées, Lune Diagne nous place au milieu de scènes de la vie quotidienne dans lesquelles se meuvent des figures historiques féminines. Il expose la vie des gens ordinaires, en témoin attentif des douleurs des hommes et surtout des femmes invisibilisées par l’hydre patriarcal. 

L’alliage des temps et des énergies confirme la fécondité de l’inspiration de l’artiste et sa propension à se saisir de tout ce qui l’habite et l’entoure afin de créer des univers qui conversent. Les œuvres qui composent cette exposition sont issues de la fécondation de tous les possibles dans divers espaces physiques et spirituels. Lune Diagne nous confie : « Tout m’inspire. J’aime me nourrir de tout, voir mon travail faire irruption de tout. Je récuse toute étiquette. Je me nourris des gens, des milieux et des énergies ponctuelles ». 

Le travail de Lune Diagne que nous présentons reflète aussi un engagement moral et spirituel de l’artiste autour de figures féminines, qui ont façonné l’historiographie africaine au moment où la quête d’une décolonialité totale envahit les universités, les galeries, les foires et tous les lieux où l’art prend la possession de l’homme pour façonner sa réalité. Lune Diagne est habité par l’histoire, les récits antérieurs et l’imaginaire qu’ils propulsent auprès des penseurs, créateurs et du grand public. Les histoires singulières dans la grande histoire de l’humanité fécondent son esprit et permettent de réinventer sa manière d’aborder les questions existentielles, afin de penser une poétique picturale de la réparation par la réappropriation d’une mémoire amputée pour en faire un levain d’expression, d’espérance et de formulation des desseins du futurs. 

Comment réparer sans savoir ? Un sursaut africain est possible si nous sommes nourris de toute notre histoire dont un pan est ignoré par les nouvelles générations.

 En se saisissant de l’histoire des femmes de Nder, Lune Diagne nous invite à une aventure nouvelle autour de la mémoire et de comment celle-ci nous ouvre à des imaginaires nouveaux. Après les tirailleurs et Siki, il veut transmettre cette histoire féminine à la jeunesse happée par les souffles d’horizons multiples. Lune Diagne, en embrayeur de récits d’une époque, se place ainsi dans la position difficile et nécessaire d’un passeur de messages, d’un conteur d’une histoire longue et douloureuse sans rengaine revancharde mais avec le souci du savoir pour pardonner, réparer et faire mélange sans distinction de couleur, de foi et de géographies. 

 

 
 

© Lune Diagne, Sagesse, 2022, technique mixte sur toile, 220 x 160 cm
Exposition Talataay Nder

 

© Lune Diagne,Cashe cashe, 2022, technique mixte sur toile, 210 x 160 cm
Exposition Talataay Nder

 

Chroniqueur d’un Sénégal de la douleur 

Lune Diagne dessine, peint, danse, chorégraphie et assume une liberté de mouvement au travers de pratiques artistiques qui s’assemblent dans une hétérogénéité créatrice. Il est un chroniqueur d’un Sénégal de la douleur infligée par la colonisation ; celle-ci, par la force de la poudre, d’une langue et des pratiques, a nié une humanité africaine, l’a infériorisée et a produit d’autres représentations qui persistent par la colonialité. 

L’histoire coloniale de l’Afrique et ses figures sont omniprésentes dans le travail de Lune Diagne. Elles permettent de nourrir le présent et de conférer une substance aux velléités actuelles de réparation sur le continent. Lune Diagne a ravivé la mémoire des tirailleurs sénégalais aux visages balafrés par la tragédie de la guerre des autres. Il a pointé avec un geste sensible ce qui selon Jean-François Bayart « a été et n’aurait pas dû être » . Il a aussi peint par le corps la triste histoire de Battling Siki, boxeur saint-louisien, dont le talent n’a pas fait illusion face à la cruauté du racisme en Europe. 

Lune Diagne, par diverses formes et pratiques  - peinture, dessin, performance - sur des supports multiples - papier, tissu - nous restitue les récits historiques qui ont bercé son enfance à Saint-Louis, la perle du nord, ville aux relents mystiques et à la douceur câline. Les contes, les épopées, les comptines de son enfance rapportaient les épopées des résistants sénégalais, guerriers intrépides défaits, et les mœurs chatoyantes du Sénégal d’hier, d’un pays de l’époque perdu dans les abimes de la modernité. L’artiste aime revenir à l’enfance : « J’aime beaucoup reculer pour voir ce qui s’est passé avant, contempler les mœurs du passé pour nourrir mon travail du présent. L’histoire me permet de développer ma contemporanéité. Pour convoquer la contemporanéité de maintenant je juge crucial de maitriser le contemporain d’hier » nous dit-il. 

Avec cette exposition, Lune Diagne nous secoue, nous provoque et réveille des blessures et des sources d’espoir enfouies dans nos imaginaires amnésiques. Il nous bouleverse aussi par les toiles, les sculptures et la performance sous le prisme de la boxe qui rappelle sa fascination pour Battling Siki, héros de son enfance. L’installation de centaines de sachets d’eau pendus qui font pousser une forêt douce à l’imaginaire bucolique est aussi une contre-référence à la tragédie de Strange fruit, la fameuse chanson interprétée par Billie Holliday dénonçant les lynchages et les pendaisons des Noirs dans l’Amérique de la ségrégation raciale. Lune Diagne revisite les récits, invoque divers univers sensoriels et nous renvoie au geste de l’artiste qui s’affranchit des limites et des censeurs. Cette exposition est une liberté réparatrice sous le sceau des amazones de Nder : sensible, délicate et attachée à l’humanisme intégral. 

Hamidou Anne
Texte rédigé en Novembre 2022 dans le cadre de l’exposition Talata Nder


NOTES

  1. Senghor Léopold Sédar, Éthiopiques, Œuvre poétique, 1947, Point, 2006

  2. Lune Diagne, Frères d’âme https://www.ohgallery.net/blog/lune-diagne

  3. Lune Diagne, Frères d’âme https://www.ohgallery.net/blog/lune-diagne

  4. Lune Diagne, Siki, solo https://www.ohgallery.net/actualites/alioune-diagne-performance-freres-d-ame

 

à propos de Hamidou anne

 

Hamidou Anne est politiste et essayiste, ancien élève de l’ENA de France et diplômé du CELSA. Son travail s’articule autour des interactions épistémiques entre le politique, l’art et la culture en Afrique afin de produire de nouveaux imaginaires progressistes. Ancien chroniqueur pour Le Monde (2015-2018), il tient une chronique Idées dans le journal sénégalais Le Quotidien. Il est co-auteur et auteur de plusieurs ouvrages : Politisez-Vous (United Press, 2017) ; Panser l’Afrique qui vient (Présence Africaine, 2019) ; Amadou Mahtar Mbow : une vie, des combats (Vives-Voix, 2019).

Également attentif à la création contemporaine africaine, il a travaillé pour la Biennale de Dakar et publie des articles et critiques sur le sujet.

 
 

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