Le musée sous-marin décrypté par jennifer houdrouge


 
 

Un musée sous-marin. Des sculptures s’érigent dans l’océan atlantique, au bord des côtes sénégalaises comme une hypothèse poétique et scientifique: une œuvre d’art pourrait-elle prendre part dans des écosystèmes et participer positivement à son environnement? Semblables à des vestiges du passé, des trouvailles archéologiques noyées ou des éléments architecturaux portant l’illusion du vécu, les œuvres du duo Mischa Sanders et Philipp Putzer, convoquent légendes de villes ancestrales disparues et les cris d’alarmes des fonds marins en perdition. Formes circulaires, piliers, colonnes, structures verticales semblables à des algues pétrifiées, leurs œuvres reprennent des structures élémentaires. À travers ses recherches dans les artefacts des différentes civilisations, le psychanalyste Carl Jung annonce la migration et récurrence de certaines formes et symboles à travers les époques - notamment le cercle, symbole d’unité et de quête spirituelle. Preuves qu’au sein de la psyché de l’homme logent des images universelles qui traversent les siècles et les cultures.  Voilà peut-être pourquoi, en observant les œuvres de Philip et Mischa nous viennent à l’esprit une multitude d’images comme celles des temples antiques, des monuments mégalithiques ancestraux, des images médiatisées de villes détruites par nos guerres, mais aussi des sites industriels de production massive laissés à l’abandon.

Fragments de temps, fragments d’époques, ces sculptures évoquent un imaginaire géographique multiple. Évoquant une civilisation essoufflée, les reliquats d’une société contemporaine sur-urbanisée, ces sculptures nous murmurent l’état de ruine auquel seront perpétuellement soumises nos villes et le retour inéluctable à des forces imprévisibles. Mais penser la ruine, permet aussi de réfléchir à l’essor de nouvelles formes.

 

Car le lieu vers lequel elles sont destinées les rend d’autant plus équivoques et remplis d’espoir: les fonds marins. Immergées sous l’eau, ces œuvres ne sont plus des sculptures destinées uniquement aux regards contemplatifs de l’Homme. Elles se transforment en un contenant, un habitat pour les espèces marines. Ce que nous appréhendons nous Homme-mammifère comme “musée” devient un village sous-marin, un écosystème pour une autre espèce que la nôtre. Entre érosion de la matière et prolifération de coraux sur leurs parois, les œuvres se métamorphosent et évoluent au fil du temps devenant un récif corallien artificiel pérenne.

Dans sa conception d’une ville contemporaine africaine qui prendrait ses racines dans les villages africains traditionnels, l’architecte togolais Sénamé Koffi Agbodjinou, nous rappelle que la ville est « une médiation prescrivant la façon dont les hommes interagissent entre eux »[1].  Ainsi, il est possible d’imaginer étendre ce soin social plus largement aux autres espèces et constituer une société non-anthropocentrique, une “société du vivant.”[2] Tel était le propos en partie de l’édition des Ateliers de la Pensée en 2022 organisé par Felwine Sarr à Dakar.

 
 
 

D’une certaine manière, la surface des œuvres a été produite  par les artistes en se “mettant dans la peau” d’une altérité vivante. Telle une démarche biomimétique, les parois, les recoins et les ondulations semblables à des mouvements naturels et organiques d’une matière toutefois ossifiée favorisent la colonisation de la vie sous-marine. Étrange sentiment d’ambivalence face à ces œuvres: comme un écho à la bétonisation massive de Dakar et à son développement urbain hystérique,  ce matériau domine et annihile généralement nos paysages côtiers.  Or ici, il devient protecteur et nourricier pour une autre espèce que la nôtre. Passage du grand au moins grand, de la ville macro à l’écosystème micro, de l’Homme au plancton, un renversement de perspective s’achève, voilà une démarche inter-espèce.

Alors peut-on imaginer un autre rapport au réel, au vivant, à la matière qui nous entoure ? De quelle manière, une œuvre d’art, et plus largement une production culturelle peut-elle adopter cette vision renouvelée du vivant? Dans “Vibrant Matter: A political ecology of things” la philosophe Jane Bennett affirment avec ferveur le pouvoir agentiel de la matière, c’est à dire la capacité active, dynamique et vibrante de la matière dite “inerte” d’agir sur les objets/sujets environnants[3]. Ainsi, notre société d’Homme, qui a malencontreusement hérité de la pensée occidentale d’une ‘maîtrise et possession de la nature’ ne détient pas le monopole du choix et de l’action dans le monde.[4] Il est à repositionner au sein d'un réseau interconnecté d'agents non-humains  et se doit de quitter son imposture dominante en prenant conscience des dynamiques inter-espèces. Forme de retour aux savoirs ancestraux et animistes?

 

Depuis plusieurs années, l’art contemporain s’est approprié cette question sous différentes formes, convoquant souvent des penseurs, anthropologues, scientifiques et philosophes pour réfléchir à un nouvel engagement possible avec les entités telles que les animaux, les plantes, les micro-organismes et autres objets supposément inanimés.  En 2017, un symposium intitulé Guest, Ghost, Host, Machine à la Serpentine Galleries à Londres en 2017 parlait de la cooperation inter-espèce; en 2018, à la Documenta 13 à Kassel (l’une des plus grandes manifestations de l’art contemporain) pose la question d’une approche non-logocentrique et non-anthropomorphique; Cécilia Alemani commissaire de la biennale de Venise de 2022 « The Milk of Dreams », inscrit dans son communiqué de presse: « qu’est ce qui constitue la vie et quelle différence existe t’il entre la plante, l’animal, l’humain et le non-humain? Quelle est notre responsabilité envers la planète et les autres formes de vies ? »[5]

 

Lorsque l’art s’ouvre à une approche pluridisciplinaire de la création artistique et de la production culturelle, mêlant ainsi les différents systèmes de connaissances et de pratiques, comme une collaboration entre une galerie et une association pour la protection de l’environnement, alors l’intelligence se crée. Sous l’eau s’effectue silencieusement une dissolution des frontières entre l’institutionnel et le reste du monde, un effondrement du mur parfois difficilement franchissable des centres culturels. Pour voir ces sculptures, le visiteur doit quitter le confort terrestre, se dévêtir, plonger et nager. Privé de sa faculté de parole, il entre dans le silence aquatique, un habitat qui le fragilise dans un ensemble marin composé de forces et d'intensités différentes. Petite leçon d’humilité pour l’Homme…

Et  pour ceux qui n’iront pas jusqu’à 5 mètres de profondeur pour découvrir ces sculptures, un certain plaisir découle à savoir qu’à tout moment,  ses pièces gisent sous l’eau et qu’un processus naturel suit son cours, sans demander notre autorisation.


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[1] Sénamé Koffi Agbodjinou, « Un utopiste dans sa ville », Morgane Le Cam, Le Monde, Décembre 2021 https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/12/05/sename-koffi-agbodjinou-un-utopiste-dans-sa-ville_6104793_3212.html

[2] Felwine Sarr, « Habiter le Monde : essai de politique relationnelle », Mémoire d’encrier 2019 

[3] Jane Bennett, Vibrant Matter: A political ecology of things, 2010, Duke University Press

[4] René Descartes, « Discours de la méthode » 1637

[5]  Biennale de Venise,  Statement by Cecilia Alemani :  https://www.labiennale.org/en/art/2022/statement-cecilia-alemani

 

le musée sous-marin, le film

par Lamine Diack

 
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à propos

 

Jennifer Houdrouge

Jennifer Houdrouge est commissaire d’exposition et galeriste. De formation en histoire de l’art et philosophie, elle est titulaire d’un master en histoire de l’art et archéologie de l’Institute of Fine Arts de l’université de New York, d’un master en art contemporain du Sotheby’s Institute of Art de New York et d’une licence du King’s College de Londres. Tout en travaillant à la Gladstone Gallery de New York, puis au musée Solomon R.Guggenheim, elle a cofondé le lieu d’exposition The Chimney, une ancienne centrale électrique à Brooklyn, New York, accueillant plus de 30 expositions in situ, revues par The New York Times, New York Magazine, Artforum, Madame Figaro, Brooklyn Magazine, parmi d’autres. En 2020, elle a ouvert Selebe Yoon – une galerie et résidence d’artiste à Dakar au Sénégal dans un bâtiment des années 1950. Jennifer Houdrouge poursuit une formation en psychanalyse depuis 2021 qui s’achèvera en 2025.  Elle est basée entre Dakar et Paris.

 

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