Mischa Sanders & Philipp Putzer, interview


J’ai rencontré Philipp et Mischa début 2019, moins de deux mois après avoir ouvert OH GALLERY, grâce à Aliou Diack. Tous les trois revenaient de résidences en Côte d’Ivoire et Mischa et Philipp cherchaient à s’imprégner de l’environnement ouest-africain, évaluer son potentiel pour des artistes européens, Mais Dakar était surtout une étape supplémentaire pour leurs recherches.

L’échange fut passionné bien que cordial. La direction artistique de la galerie étant ce qu’elle était, je n’envisageais alors pas une collaboration avec l’un ou l’autre. Cependant, quelques jours après leur visite, j’ai reçu leurs portfolios respectifs. Le coup de foudre fut immédiat tant pour les travaux de l’un que de l’autre. Il m’est alors apparu évident que j’avais certes en face de moi deux jeunes artistes à fort potentiels dont les voyages en Afrique avaient altéré leur conception et ouvert de nouvelles voies mais surtout que tous les deux formaient un véritable duo sans l’avoir jusqu’alors sérieusement envisagé.


La quasi-totalité des oeuvres de Mischa répondent aux oeuvres de Philipp et inversement. Au point qu’il est par moment difficile de savoir, de prime à bord, qui a créé quoi. Cela ne veut cependant pas dire que chacun n’a pas son univers, sa technique ou sa propre vision artistique. C’est au contraire fascinant de s’y perdre et d’observer comment des éléments opposés dialoguent en symbiose par l’apparence esthétique mais surtout la vibration qui en émane et les sujets et références qui en jaillissent. Cette dynamique singulière, de duo, de couple, ouvrait donc de nouvelles perspectives à la galerie et aux artistes de la famille.

Après plusieurs échanges et interrogations, pour ne pas dire d’inquiétudes ou de refus venant du marché, d’institutions locales ou étrangères, d’entreprises, de partenaires ou de collectionneurs (en partie parce qu’ils n’étaient pas africains), j’ai décidé quelques mois plus tard de sauter le pas et de m’engouffrer dans cette voie. Le début de cette collaboration devait être pour 2020, notamment dans le cadre de la Biennale de Dakar. 2020 étant ce qu’elle a été, il m’a fallu du temps avant de trouver la meilleure manière pour présenter Mischa et Philipp.
L’idée des projets hors les murs, qui jaillit des contraintes créées par la pandémie en Mars 2020, et Jeewi Lee exposant dans la collective
Matière dans le cadre de la 9ème édition du Parcours m’offrant ainsi une continuité dans la programmation, nous avons décidé fin 2020 de débuter notre collaboration avec l’exposition hors les murs VRAOM à Dresde en Allemagne, lieu de leur rencontre.

Océane Harati
Fondatrice et directrice
OH GALLERY

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INTERVIEW

Détail de l’œuvre Betonadonna

Détail de l’œuvre Betonadonna

Pouvez-vous vous présenter tous les deux et présenter votre duo ?

Mischa: Je suis née aux Pays-Bas, puis j’ai grandi en France. Après un passage par l’Histoire de l’Art et le Design, j’ai commencé des études d’art, d’abord en France, puis en Allemagne. Je vis et travaille maintenant entre ces deux pays. Avec Philipp nous nous sommes rencontrés à Dresde lorsque je suis venue étudier a la HFBK. Nous sommes vite devenus inséparables. Nous avons d’abord collaboré sur des projets, notamment l’organisation d’expositions indépendantes et internationales. Cela nous a permis également de faire nos premiers voyages ensemble, et la rencontre de nombreux jeunes artistes contemporains. Comme duo, ce qui nous relie, c’est entre autres la fascination pour les matériaux et la quête des formes, souvent à caractère monumental.

Philipp: J'ai grandi en Italie, dans le Tyrol du Sud, et je suis parti en Allemagne pour étudier à Dresde. Divers voyages et séjours ont suivi. Le duo avec Mischa est né après d’un travail artistique côte à côte, d’une recherche commune de matériaux et de techniques. Un échange qui est devenu primordial dans notre approche artistique.


Je sais que c’est assez délicat mais pourriez vous nous présenter votre Œuvre respectivement ? Comment la qualifieriez, la définiriez-vous ?

Philipp: Je décrirais notre art comme un travail sculptural, avec des influences minimalistes et architecturales. Ensemble, la façon de trouver des idées et de travailler est différente, nous sommes beaucoup plus concentrée, les choses deviennent évidentes.
Je construis des fragments architecturaux, je crée délibérément de nouvelles structures ruiniformes, je mets les différentes pièces en relation les unes avec les autres.
Nous attachons une grande importance à la matière, nous pensons que les matériaux ont leur propre pouvoir, ce qui leur donne une présence singulière. L'argile est pour nous le matériau le plus original de tous, l'origine de la forme, si ce n'est l'origine de tout. Sculpturalement, la matière n'est qu'un moyen de transition, de recherche de forme.

Mischa : Je poursuis simultanément des possibilités plastiques très variées. Je réalise de grands objets en divers matériaux, comme la céramique, le béton ou encore le plâtre. Les sculptures parlent du désir et de la détermination de vouloir une forme très personnelle, du courage et de la puissance de fixer un grand volume, et de la légèreté et de l’humour dans leur apparence.
J’ induis un mouvement dans la croissance des objets qui sont construits à partir de matériaux mous devenant durs, comme l‘argile brûlée, le béton et la résine. Les objets poussent de la terre vers les hauteurs. Ce sont des piliers, des colonnes, des monolithes. Ils portent la trace de leur fabrication. Les formes émergent d‘abord de la matière, puis se développent pour constituer différentes images. Des visages ou des formes anthropomorphiques se dessinent. Je crée des situations où le spectateur a une relation corporelle avec les objets, et peut trouver son chemin entre eux, dans un espace délimité par les sculptures.

 

Dans votre parcours, le Voyage a une place importante, pourriez-vous nous en parler et notamment ceux en Afrique ? Et des liens avec vos parcours ?

Philipp: Les changements de lieu ont très vite eu une grande importance pour nous, notamment parce que nous venons tous les deux de régions différentes. Soudain, il n'y avait plus seulement un ou deux endroits avec lesquels nous nous sentions reliés. Grâce à l'ancienne université de Mischa, l'échange avec l'Afrique de l'Ouest, plus précisément avec Abidjan, s'est concrétisé. Nous avons pu y participer au programme de master et nous avons eu un très bon échange.

Mischa: Je n’ai jamais vraiment eu le sentiment d’appartenir à un pays en particulier, mon parcours fait que je ne m’identifie pas à la construction d’un état ou d’ une nation. Mes deux parents sont originaires des Pays-Bas et ont émigré vers la France alors que j’étais bébé, le pays d’origine de mes parents est très restreint par son petit territoire, ce qui le force à être ouvert vers l’international. En France, j’ai grandi à la campagne, où les étrangers étaient encore assez mal vus et l’intégration plutôt difficile.

C’était pour moi toujours un rêve de vivre dans différents lieux et d’apprendre d’autres langues. J’ai d’abord beaucoup voyagé en Europe, les voyages en Afrique sont très importants pour moi parce-que ce sont les premiers ou j’ai quitté le continent européen. Une expérience très marquante et enrichissante. Ces voyages nous ont permis de prendre de la distance avec notre vie quotidienne et nos préoccupations restreintes à l’endroit où nous vivons. De mieux comprendre notre passé aussi, et de voir plus largement vers l’avenir. Notre génération est à priori plus « connectée » par l’effet de mondialisation et de digitalisation. En tant qu’artiste, nous sommes obligés de prendre cela en compte. C’est une grande source d’inspiration artistique de découvrir de nouvelles cultures, traditions, histoires, de nouveaux paysages naturels et urbains... cela nous inspire des formes, des sujets ou des motifs, cette énergie de partage et de découverte est extrêmement motivante.
Les voyages ont formé mon parcours aussi par des rencontres essentielles pour mon évolution artistique, ou par le fait de voir les oeuvres de figures de l’art africain sur place, comme le travail de Ouattara Watts à Abidjan ou de visiter la maison d’Ousmane Sow à Dakar, cela a un puissant effet de pouvoir voir ses sculptures et peintures là ou elles ont été créées!

Philipp: Le changement de lieu est essentiel à ma pratique artistique. Une partie importante de ma recherche est l'architecture, et Mischa a des intérêts similaires dans ce domaine, donc nous pouvons toujours échanger des idées. Je viens d'une petite ville du Tyrol du Sud et j'ai fait mon Lycée à Bolzano. A Bolzano, on peut y voir des influences très différentes, celles du Moyen Âge, de la monarchie autrichienne et du fascisme italien. Il y a un centre ville médiéval, des extensions néoclassiques du centre et des quartiers entiers dans le sud de la ville de style fasciste ou moderne. C'est là que j'ai appris à voir les différences subtiles entre les villes. À Dresde, j'ai vécu des expériences similaires, il y a beaucoup d'architecture et de sculptures soviétiques, ce qui a eu un impact énorme sur moi. En dehors des voyages avec Mischa, j’ai effectué une résidence au Portugal alors que je me remettais d'une blessure à l'épaule. Faire de la sculpture était un travail difficile physiquement, alors je me suis tourné vers la performance. Cela m'a donné de nouvelles idées sur la gestuelle, le mouvement et la forme à appliquer dans ma création en revenant à l’échelle humaine.

Dans ce contexte, il est bien sûr aussi extrêmement important de parler de notre séjour en Afrique de l'Ouest. Je n'étais pas du tout préparé à une ville comme Abidjan. Venant d’Europe, on peut difficilement s'y préparer.

 

Chacun de vous a sa propre technique, sa discipline, son domaine, son support, ses matériaux de prédilection, pourriez-vous apporter plus de précisions sur cela et nous dire comment aujourd'hui avec ce duo vous arrivez à les lier ?

Mischa : J’ai commencé par du dessin, et beaucoup d’expérimentations autour du tissu. Ensuite j’ai travaillé beaucoup de médiums comme la peinture, l’installation, la sculpture, la performance, ou la photo, j’aimais le dialogue entre tous ces supports différents autour d’un même sujet. La terre est vite devenue ma matière de prédilection, sous toutes ces formes. Qu’elle soit l’origine d’une performance, d’une peinture murale, appliquée par couches sur la toile, ou cuite au four et durcie en céramique.

Lorsque je suis partie en Allemagne j’ai développé des sculptures de plus grande taille. Mon travail est devenu plus technique, j’ai beaucoup travaillé le modelage et j’ai commencé à avoir recours au moulages en plâtre, à m’intéresser au caractéristiques du béton et de la résine. Ma recherche des matériaux et de leur associations est devenue plus intense. Je défiais la céramique dans sa taille, le béton dans ses surfaces.
En Afrique est venu s’ajouter à cette recherche l’objet trouvé, les moulages de ces objets refont surface régulièrement dans mes sculptures. En général je commence mes pièces par des croquis abstraits et techniques, puis par des petits modèles réduits de la sculpture en cire ou en terre. Dans ma tête j’imagine déjà la taille, la matière, les couleurs. Au moment de la réalisation, ma méthode de travail est très instinctive. Surtout pour les céramiques, j’ai tendance à observer où m’emmène la terre et à la suivre, plus la forme grandit plus je définis la forme qu’elle va prendre. Une pièce va souvent m’emmener à la suivante, c’est pourquoi j’aime aussi travailler sur plusieurs projets en même temps pour pouvoir prendre du recul.

Philipp:J'ai fait mes débuts en dessinant et en peignant des sujets qui m'intéressaient, comme l'architecture, les voitures, les casques de moto. Très vite, j'ai compris que je me limitais et j'ai essayé d'aborder les objets d'une manière différente, en me basant sur la matière. J'ai commencé par le bois et le carton, puis l'argile et la résine sont devenus des matériaux de prédilection.

Mes œuvres ont une orientation sculpturale, mais les dessins, les collages et les performances sont également importants pour moi. Je construis souvent des fragments et des ruines architecturales. Les matériaux essentiels pour moi sont le béton et le plastique. Les éléments en béton sont coulés dans des moules construits à partir de vieux meubles ou dans des moules en argile souple, je ferme les visières des casques de moto que je trouve au marché aux puces.

La vitesse et le futurisme sont de grandes inspirations pour moi, la croyance en l'avenir, et le moment où l'avenir échoue.

Mischa: Quand j’ai rencontré Philipp, on travaillait encore assez différemment, du point de vue des thèmes, des techniques... mais on a beaucoup évolué ensemble ces quatre dernières années. Aujourd’hui on se retrouve complètement notamment avec cette exposition VRAOM.

Sur des sculptures de grande taille on travaille rarement seul. Nous avons eu l’habitude de nous aider mutuellement dans la réalisation de nos projets respectifs, ce qui fait qu’on connait très bien le travail l’un de l’autre et nos processus.

 
Affiche créée par Mischa et Philipp dans le cadre de l’exposition VRAOM  Titre de l’exposition inspiré du début de l’ère industriel et du mouvement futuriste. Un mot onomatopéique qui retranscrit un son qui a jailli de l’atelier des deux artistes pe…

Affiche créée par Mischa et Philipp dans le cadre de l’exposition VRAOM

Titre de l’exposition inspiré du début de l’ère industriel et du mouvement futuriste. Un mot onomatopéique qui retranscrit un son qui a jailli de l’atelier des deux artistes pendant la création. VRAOM est également un acronyme : Volume, Ruins And Organic Materials.

En tant qu'artistes européens, quels sont pour vous les enjeux et motivations d'être présents sur le continent ?

Philipp: Nous sommes venus en Afrique de l'Ouest alors que nous étions dans une phase initiale de coopération. Cela a renforcé nos centres d'intérêt, ce qui nous a permis de nouer des liens. Nous avons été impressionnés par la croissance rapide de la région, ses richesse et diversité culturelles, mais surtout par la fausse image de l'Afrique que l'on nous avait inculquée dès l'enfance dans les écoles et institutions européennes. Compte tenu de la douleur que nos ancêtres africains ont enduré à cause de l'esclavage et de leur culture volée, des objets sacrés qui gisent encore dans les caves des musées européens, nous avons trouvé extraordinaire l'accueil qui nous a été réservé et la franchise avec laquelle nous avons pu échanger autour de ces questions.

Le livre Nations nègres et culture de Cheikh Anta Diop a été important pour nous et nous a éclairé sur ce que nous ne comprenions pas auparavant.

Mischa : Les villes africaines ont une dynamique incroyable, elles ne se laissent pas penser ou planifier, elles grandissent et s’adaptent au mouvement de sa population, des gens, eIles ont réinventé la pensée urbaine. Nous avons découvert un lien entre cet urbanisme incontrôlable et nos sculptures qui grandissent par couches qui s’accumulent, et par fragments associables et dissociables.

Enfin pour nous, c’est une chance d’être entourés de cette famille d’artistes à Dakar. L’ Afrique de l’Ouest est en train de développer une scène artistique très personnelle, qui transmet une énergie incroyable. L’enjeu pour nous est de vivre en Europe, et de construire un lien fort avec les artistes et les lieux d’art en Afrique, via différentes formes de collaborations et d’échanges. Ce projet est né de la rencontre d’abord avec Aliou Diack à Abidjan, puis avec Océane Harati à Dakar, ce sont deux personnes motivées, intuitives et ambitieuses, qui nous comprennent et qui comme nous, regardent au delà des frontières.

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