Le Festin nu, à la découverte de L’espace secret du dedans | Amina Benbouchta


 
 

L’exposition Chambre Centrale, coulée rouge est visible du 26 février au 30 avril 2022. Amina Benbouchta y présente ses travaux et son univers.

Artiste marocaine, la plasticienne joue avec plusieurs médiums pour donner vie à un une réflexion complexe et nuancée, en dialogue perpétuel avec nos sociétés contemporaines. Ici, elle exprime une approche poétique sur la femme, son habitat et son quotidien. La couleur rouge apparaît comme un véritable fil conducteur de l’exposition, créant un lieu d’ouverture et d’échange hors du temps et de l’espace. À travers ce projet, Amina Benbouchta permet aux spectateurs de déambuler librement dans « l’espace secret du dedans », où se confond intimité et devoir, amour et liberté. C’est au cœur de cette exposition que se cache une installation aux symboles forts : Le Festin nu. A huit clôt, isolée par deux grands drapés de velours rouges, l’artiste nous invite à nous laisser guider dans des circonstances pour le moins particulières.

 
 
 

Déambuler dans un espace hors du temps

L’ambiance se fait pesante, presque mystique : en écartant les grands rideaux, c’est d’abord une photographie qui attire notre attention. Un portrait de la plasticienne, cachant son visage derrière un fruit, nous observe de ses yeux invisibles. Devant elle, gît le corps étendu d’un lapin dépecé. La référence à l’œuvre Alice au Pays des merveilles de Lewis Carroll est saisissante. Le sens, lui, en reste énigmatique : ce regard, qui ne peut être vu, semble veiller et présider l’ensemble de l’installation. Devant nos yeux s’étend ensuite le chaos – ou du moins, ce qu’il en reste.

Comme un tumulte qui viendrait d’avoir lieu, la pièce paraît secouée, dans un désordre silencieux. Une longue table, comme celle d’un banquet ou celle d’un autel trône au milieu de l’espace aux murs rouges. Les neuf chaises brodées qui encadraient la table sont parfois décalées, parfois renversées : simplement maintenue par un fil rouge, comme une toile d’araignée qui maintiendrait le tout en place. Le point de départ de ces fils sont des bobines posée sur la table. Les chaises et la nappe sont brodées de motifs floraux et décoratifs, avec des initiales de femmes sur chaque chaise. Les motifs des plantes médicinales côtoient plusieurs objets soigneusement disposés : des cuillères en métal, cordons pourpre et des coussins.

Une ambiance étrange nous happe à l’entrée même de l’installation. La luminosité, la répétition d’un rouge omniprésent et la scénographie des objets posent une énigme silencieuse dans nos forts intérieurs. Les spectateurs se retrouvent dans le besoin de se mouvoir, de déambuler dans l’espace pour comprendre et reconstruire ce qui s’est véritablement passé dans cette salle aux apparences secrètes. Les détails deviennent des indices - D’abord rien de véritablement explicite, aucune mention de violence, qui pourtant, est bien présente malgré sa prétendue absence.

En observant, le public est amené à se rapprocher et à s’éloigner successivement de l’ensemble, à en faire le tour pour y découvrir tous les recoins de cet endroit secret coupé du temps et de l’espace. Le spectateur pour percevoir le sens de l’œuvre ne peut être passif : il doit en devenir un acteur, se mouvoir pour en hercher le sens profond avec les quelques indices magnifiés. C’est toute la puissance de l’œuvre qui s’exprime dans cette capacité à saisir l’instinct des visiteurs pour les pousser à la compréhension de l’installation de manière approfondie.

 

Percevoir les liens, nouer son propre savoir à celui de l’œuvre


Les références personnelles de chacun se mêlent à l’œuvre et viennent se confronter à celles apportées par l’artiste. L’installation porte en elle les traces de l’histoire en faisant référence aux rites et traditions qui englobent les pratiques du mariage. La table se fait autel et banquet de festivité. Les couleurs de l’ensemble de la pièce, principalement rouge et blanc rappellent les couleurs traditionnelles portées par les mariées au Maroc.

La couleur blanche est présente tout au long des cérémonies de mariages. Quant au rouge, c’est la couleur associée au voile qui couvre la tête de la mariée, de ses sandales et du henné qui décore ses mains, ses poignets et ses chevilles. Le rouge est la couleur du féminin par excellence, invoquant la puissance de l’esprit et du corps pour apporter santé et fécondité à la future épouse. Les corps des mariées en sont comme effacés : seules ces deux couleurs et quelques objets représentent les épouses.

 
 

Le mariage est un rituel qui fascine et qui est traité de diverses manières à travers les arts plastiques. C’est souvent dans une démarche de paix et de douceur que celui-ci se retrouve abordé. La performance interrompue de l’artiste Pippa Bacca, de son vrai nom Giuseppina Pasqualino di Marineo, en est l’une des initiatives les plus connues. Son idée était de traverser, vêtue d’une robe de mariée blanche, onze pays marqués par la guerre, de Mila à Jérusalem en auto-stop. La volonté de réaliser une telle performance pendant plusieurs jours, témoigne de la force des symboles associés à la mariée. L’objectif de Pippa est d’apporter la paix et la joie sur son passage, en mettant en avant la solidarité humaine, pour réunir les peuples sous le symbole de sa robe.

Métaphoriquement, elle souhaitait aussi effacer la douleur des populations, être à l’écoute de femmes et d'hommes rencontrés lors de son trajet. L’artiste ne finira jamais son périple : elle fut retrouvée assassinée en Turquie en 2008. L’installation d’Amina Benbouchta en est tout aussi troublante : un mélange de douceur, de rituel et de fête qui vient côtoyer les restes d’une violence passagère.

L’artiste se fait surtout anthropologue : la culture au féminin regroupe des objets des lieux associés aux devoirs et aux droits des femmes qu’Amina Benbouchta vient disposer dans l’ensemble de la pièce.  La culture des femmes est donc une réserve de lieux et de notions qui leur sont directement associées, comme la notion du care à travers la présence de plantes médicinales. Ces pratiques matérielles et immatérielles se transmettent de la mère à la fille, de génération en génération.

 
 
 

Énigmatique, forte de références et d’histoire qu’elle porte, l’installation est une initiative puissante et poétique, qui rend hommage aux femmes, à leurs sacrifices et à leurs victoires quotidiennes et passées. Comme l’araignée qui matérialise la mère regrettée de Louise Bourgeois, Amina Benbouchta fait d’une pièce secrète un repère de volonté, un point de rendez-vous entre force féminine et dévotion maternelle.

 

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