Shades of Shadows | monochrome et empreinte du temps


 

Cinq tableaux, d’un noir intense habitent l’espace de l’exposition Embodied Memories, organisée par OH Gallery et visible jusqu’au 12 février 2022. Cette série d’œuvres, Shades of shadows créée par l’artiste Jeewi Lee, relève un processus de création complexe et donne aux spectateurs l’accès à l’exploration d’un savoir-faire historique : celui de la laque, matériau traditionnel utilisé en Corée, en Chine, mais aussi au Japon et au Vietnam.

 
 

Laisser la couleur s’exprimer

Ici, la couleur suffit à conter une histoire. Le noir, parsemé de nuance, de vie, de mouvement et d’éternel devient témoin d’une histoire. Les pièces exposées sont des monochromes, cinq pièces travaillées dans un camaïeu de noir. De Casimir Malevitch à Yves Klein, en passant par Pierre Soulages, Le genre du monochrome a été synonyme de recherche plastique, de matérialisme mythique, et même d'une sémantique spirituelle forte.

Le monochrome fait partie des concepts artistique qui ont remis en cause les représentations traditionnelles. Parfois difficile à saisir au premier abord, il a la force de réduire un propos à la simple présence d’une couleur, révélant un geste chargé de sens. Retenons que l’essence même d’un pigment sur la toile est un acte de libération, celui de "libérer la peinture du monde matériel" comme l'exprimait Malevitch à de nombreuses reprises. À travers le pigment, l'œuvre se réinvente, devient infime et subtile, en amenant une compréhension qui demande un effort de la part des spectateurs.

De plus, Jeewi Lee se concentre sur un processus créatif complexe nécessitant une réelle maîtrise de l’histoire et des techniques. L’absence de représentation devient le reflet de toutes les intentions, la représentation cède la place à l'essence même du propos de l'œuvre.

 
 

© Jeewi Lee, Corée du Sud, 2021

 
 

Revisiter une tradition et un héritage culturel

Les œuvres sont réalisées avec de la résine d’arbre que l’on trouve en Corée. Ces arbres à laque, de leur nom scientifique "Toxicodendron vernicifluum" sont utilisé depuis des siècles. C’est donc la sève de ces laquiers, avec une forte brillance et une très bonne adhésion, qui est soigneusement récupérée comme enduit pour divers meubles et objets d’apparat. La laque permet ainsi de les protéger et de les embellir.

Ce matériau est utilisé depuis l’ère néolithique, des recherches archéologiques témoignent d’une utilisation importante de la laque sur des meubles domestiques ainsi que des ornements et des objets de culte. À partir du VIIIe siècle av. J-C., les formes et les objets laqués deviennent de plus en plus complexe et onéreux : cette technique est alors réservée aux classes nobles.

Dans les cinq tableaux, l’artiste à utilisé la laque à trois niveaux et couches différentes : la résine est d’abord travaillée pure, elle est ensuite mélangée à du charbon de bois et pour finir, la résine et lié à du charbon et du vernis brillant.

La récupération de la résine est un processus très long et complexe. L’arbre doit être âgé d’au moins huit ans pour que la collecte de la sève soit un succès. De fines incisions d’au moins vingt centimètres doivent être réalisées pour récolter seulement quelques gouttes de liquide. Le processus est donc très long et laisse une écorce marquée et travaillée sur un temps incertain. Jeewi Lee applique ensuite la résine épaisse directement sur du papier Hanji en fines couches. La rencontre entre la sève et le papier traditionnel coréen à base d’algues créée une structure ridée sur la surface. Le papier Hanji est aussi un matériau précieux et noble.

 
 

Quand l’artiste se fait ethnologue

C’est à travers une véritable recherche presque ethnologique que l’artiste cerne ses propres contours. Le processus créatif de la série d’œuvres s’est construit autour de la rencontre, de liens qui se tissent et d’informations qui se croisent.

Ces œuvres sont réalisées en collaboration avec des artisans traditionnels en Corée. Tout le processus de transformation de la résine fait écho à un paradoxe intéressant : lorsque la résine est à l'état liquide, elle est alors au départ toxique pour l'homme, créant de fortes allergies. Une fois sèche, en revanche, elle n'est plus toxique et devient l'un des matériaux les plus solides et les plus imperméables qui soit.

Plus que cela, les objets en laque, du meuble à la vaisselle, accompagnent une personne dans sa vie quotidienne. Une certaine poésie ce dégage de cette transformation, la résine, tout comme le sang de ces arbres est un mécanisme de défense contre humains et animaux.

Le savoir et les traditions permettent de changer la nature profonde d’un élément. Un constat qui nourrit de nombreuses réflexions, pouvant être bénéfique, mais qui ne sont pas dépourvu de conséquences dans le simple fait de transformer l'essence d'une matière. Que ce soit le papier Hanji ou la création de laque, ces connaissances disparaissent petit à petit de la société coréenne. Les techniques tendent à se perdre : aujourd’hui, seulement deux ou trois hommes connaissent encore les secrets de la collecte de la résine.

 
 

La plasticienne est donc partie à la rencontre d’artisans, mais aussi à la recherche d’informations concernant les arbres à laque chinoise. Jeewi Lee semble suivre un parcours initiatique nécessaire, marqué par la mise en commun des connaissances et des savoirs d’une culture. Pour Jeewi Lee, réinterpréter ces traditions en voie de disparition de manière contemporaine est une nécessité dépassant la recherche plastique.

 

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