La scène artistique egyptienne des années 40 à nos jours, par Gabrielle Plumel

 

Depuis la révolution de 2011, la scène artistique contemporaine égyptienne a été marquée par des élans créatifs souvent forts mais encore irréguliers. Alors que le pays s'appuie sur une stabilité géopolitique stratégique et investit dans le tourisme culturel, la dynamique artistique évolue par vagues, alimentée par de nombreuses initiatives. 

Fondée en 1984 sous la direction du ministère de la Culture, la Biennale du Caire a longtemps été le principal événement panafricain de la région avant de perdre en régularité après 2010. D’autres structures prennent  aujourd’hui le relais : foires d’art, initiatives indépendantes et expositions en plein air redessinent les contours de la création contemporaine. Parmi elles, Art Cairo occupe actuellement une place centrale. La foire, qui se tient dans l’enceinte symbolique du Grand Musée Égyptien, affirme une volonté de décloisonner les scènes artistiques arabes et africaines, en s’éloignant des circuits traditionnels centrés sur l’Europe et les États-Unis. L’édition de 2025 a rassemblé plus de 300 artistes issus de divers pays, avec une représentation importante d’artistes arabes et est-africains. Ce type d’événement illustre une ambition croissante : ancrer l’art contemporain dans des lieux chargés d’histoire tout en tissant de nouveaux liens régionaux.

Cette dynamique se retrouve également dans des projets comme l’exposition annuelle «Forever is Now», initiée par Art D'Égypte sur le site des pyramides de Gizeh, qui illustre la capacité de la scène artistique égyptienne à conjuguer patrimoine et création contemporaine. Mêlant installations monumentales et patrimoine antique, l'initiative attire l'attention du public et des médias, tout en contribuant à la renaissance du tourisme culturel. 

Ainsi, malgré un rythme encore inégal, la scène artistique contemporaine égyptienne garde une effervescence dont elle a toujours fait preuve. Entre grands événements, échanges régionaux et expérimentations locales, elle trace avec succès sa voie dans un contexte en mutation, réaffirmant progressivement son rôle dans le paysage artistique du Moyen-Orient.

Exodus, Xavier Mascaró, 2024, Forever is now, Courtesy : Art d’Egypte 

Le Caire, nid d’artistes historiqueS

Le Caire était déjà un foyer artistique influent avant l’indépendance de l'Egypte, rappelle l’historienne de l’art Mercedes Volait. Au tournant du XXe siècle, la cité connaît ainsi son Montmartre égyptien, dans le quartier d’al-Khoronfish notamment marqué par l’artiste Mahmoud Said formé à Alexandrie et à l'académie Julian à Paris, développant une peinture mêlant techniques européennes et traditions locales. Il expose au Caire en 1940 avec le groupe surréaliste égyptien Art et Liberté composé de Youssef Kamel, Mohamed Nagy, Ragheb et Emma Kally Ayad, Habib Gorgui posant ainsi les bases d’une identité artistique nationale. Le musée d’art moderne du Caire, ouvert en 1927 à Zamalek, devient rapidement une vitrine pour cette création multiple, à la croisée des influences arabes, africaines, européennes et locales.

Groupe Art et Liberté, Courtesy The Younan Family Archive de Thomas Lang

Après l’indépendance

Officiellement indépendante depuis 1922 mais toujours sous influence britannique jusqu’à 1956, l’Égypte connaît une phase de profonde transformation sous Nasser. Sa politique culturelle est aussi bien nourrie d’influences marxistes que occidentales, où le peuple occuperait le premier plan. La guerre de Suez contraint à l’exil un certain nombre de collectionneurs étrangers et redessine les formes d’un art national, pensé avant tout pour les masses.

Se développe au Caire et dans tout le pays, un art aux accents nationalistes, faisant la part belle à une Egypte mythifiée inscrit dans la vision panafricaine de Nasser. Si certains artistes, à l’instar du peintre Ramsès Younan dénoncent ce tropisme nationaliste, célébrant les formes qui s’expriment par le « rejet du carcan des traditions nationales et la jonction avec le patrimoine universel », nombreux voient leurs œuvres marquées par cette dimension nationale. 

Dans un monde en décolonisation, l’Égypte participe à la IIe Biennale de São Paulo entre décembre 1953 et février 1955, peu avant la conférence de Bandung. Mais, comme le rappelle Nadine Atallah, cette expérience, bien qu’elle serve par la suite des intérêts géopolitiques, n’est en rien le fruit d’une volonté étatique. En 1953, la galeriste zurichoise Irmgard Micaela Burchard, liée aux cercles modernistes égyptiens, organise ainsi la délégation égyptienne à la Biennale de São Paulo. Le pavillon se distingue par une sélection représentative de la scène moderne égyptienne, affirmant la présence du pays sur la scène artistique internationale, se distinguant notamment par sa parité hommes-femmes.


Mais cette dynamique est freinée dès la décennie suivante. Sous la présidence d’Anouar el-Sadate, l’espace artistique se rétrécit suite aux Accords de Camp David (1978) et des arrestations de septembre 1981, qui marquent la répression des milieux intellectuels. Une liste noire d’artistes est instaurée, écartant les voix critiques du champ culturel. Dans les années 1990, le contexte s’alourdit encore : la montée du terrorisme islamiste, les attaques contre la communauté copte, et la répression étatique contre les islamistes créent un climat de repli conservateur, qui pousse certains artistes à abandonner leur carrière ou à s’aligner sur une religiosité plus rigide.

Sous Hosni Moubarak (1981-2011), l’art devient un instrument du soft power au service du régime. Tandis que l’Égypte s’ouvre au capitalisme globalisé, les institutions artistiques sont mises au pas. L’art officiel reflète désormais une volonté de prestige, au détriment de la critique sociale. Cette instrumentalisation étatique de l’art sous Moubarak laisse place, après 2011, à une libération brève mais intense de la création artistique, portée par les luttes populaires et l’occupation de l’espace public.

 
 

Nouveaux paysages

La révolution de 2011 agit comme un catalyseur pour l’art contemporain en Egypte et marque un renouvellement des arts visuels, contribuant à l’émergence de nouvelles formes de création contemporaines. Lors des manifestations de janvier, les rues du Caire sont constellées de graffitis contestataires qui dessinent des formes d’expression nouvelles, faisant de l’art un moyen de contestation politique. Grande transformation de la scène artistique, des artistes tels qu’Alaa Awad ont utilisé l’art pour exprimer les frustrations populaires, mêlant iconographie pharaonique et messages politiques. Cette période a vu une explosion de la créativité, malgré les défis liés à la censur et au manque de soutien institutionnel.

Malgré les pressions politiques, la censure et un manque de soutien institutionnel, la créativité égyptienne ne faiblit pas. Des espaces comme Darb1718, fondé en 2008 par Moataz Nasr, ont longtemps été des foyers de rencontre pour les artistes locaux et internationaux. Bien que fragilisé par la démolition brutale de son bâtiment principal et la perte de nombreuses œuvres, le centre continue d’organiser ateliers et expositions, illustrant la résilience de la scène artistique indépendante.

Ce dynamisme trouve également un écho à l’international, notamment dans les biennales africaines. À la 14e édition de la Biennale de Dakar, Karem Ibrahim a attiré l’attention avec son installation « Œufs pourris », une œuvre immersive et dérangeante. Elle interroge les notions de frontières, d’engloutissement, d’aliénation et de passage, tout en posant un regard critique sur les tensions géopolitiques du Moyen-Orient. Cette œuvre participe d’une réflexion plus large sur l’inclusion, l’exclusion et la place du spectateur dans la narration contemporaine.

L’art contemporain en Égypte s’affirme comme un espace de dialogue entre passé et présent, où les artistes puisent dans leur patrimoine pharaonique, copte ou islamique. La vivacité des formes contemporaines donne naissance à une scène artistique riche, c’est dans ce contexte foisonnant qu’émergent des projets porteurs d’une nouvelle volonté artistique. C’est le cas de Souad Abdelrasoul, qui œuvre actuellement à la création d’une résidence artistique dédiée aux femmes artistes africaines, au cœur du Caire. Son initiative s’inscrit pleinement dans cette volonté de tisser des liens entre mémoire, création et solidarités transcontinentales. 


Notes

  1.  VOLAIT Mercedes, « Fragments d’une histoire artistique de l'Égypte moderne » in Qantara, n°87, avril 2013, p.25

  2.  « Mahmoud Saïd », Biennale de Lyon [en ligne], https://www.labiennaledelyon.com/fr/les-artistes/details/mahmoud-said [consulté le 17 avril 2025]

  3.  MAY Sélim, « Mahmoud Saïd et la société des belles personnes… », op. cit.

  4.  GONZALES QUIJANO Yves, «  Chapitre premier. Sous Nasser : “La culture pour le peuple” » in Les gens du livre. Edition et champ intellectuel dans l'Égypte républicaine, CNRS Éditions, 1998, p. 25-48.

  5.  VOLAIT Mercedes, « Fragments d’une histoire artistique de l'Égypte moderne » in Qantara, n°87, avril 2013, p.25

  6.  Amélie Deleplancque (25 février 2025). Gamal Abdel Nasser, figure panafricaniste ? Esquisses. Consulté le 12 juin 2025

  7.  YOUNAN Ramsès, « Le mouvement artistique : entre particularisme et universalité », Al-fikr al-muassir, juillet 1966, cité in VOLAIT Mercedes, « Fragments… », op cit.

  8.  ATALLAH Nadine, « La participation de l’Égypte à la IIème Biennale de São Paulo (1953-1954). Une initiative individuelle, des enjeux nationaux », Manazir Journal, n°1, octobre 2019, p. 36–55.

  9.  « The Politics of Egyptian Fine Art», Sultan Sooud Al Qassemi https://tcf.org/content/report/politics-egyptian-fine-art/

  10.  “CENSURING SOUNDS: TAPES, TASTE, AND THE CREATION OF EGYPTIAN CULTURE.”, Simon, Andrew.International Journal of Middle East Studies 51.2 (2019): 233–256. 

  11.  “Repentant’ artists in Egypt: debating gender, performing arts and religion”, van Nieuwkerk, K. Cont Islam 2, 191–210 (2008). 

  12.  « The Politics of Egyptian Fine Art», Sultan Sooud Al Qassemi https://tcf.org/content/report/politics-egyptian-fine-art/

  13.  VOLAIT Mercedes, « Fragments d’une histoire artistique de l'Égypte moderne » in Qantara, n°87, avril 2013, p.24 

  14.  « Egyptian Contemporary Art… since the Revolution», Christine Xuereb Seidu [en ligne], https://artpaper.press/news/egyptian-contemporary-art-since-the-revolution/

 

interview de Souad Abdelrasoul

Engagée envers la scène culturelle égyptienne et les inégalités de chance entre les hommes et les femmes, Souad Abdelrasoul inaugure sa résidence d’artiste au Caire donnant la priorité aux artistes femmes.

 

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer cette résidence artistique ?

Souad Abdelrasoul : Je suis une artiste visuelle africaine, et comme vous le savez, nous avons cruellement besoin d’institutions qui croient en nous et soutiennent les femmes africaines. Nous faisons face à de réelles difficultés qui sont soit ignorées, soit minimisées au nom de la stabilité familiale et communautaire. L’existence d’un lieu sûr et bienveillant ouvre de nouvelles opportunités et de nouveaux horizons pour nous en tant qu’artistes, dans une société où les femmes restent invisibilisées.

Y avait-il un besoin spécifique dans la scène artistique en Égypte ou en Afrique du Nord en général ?

SA : Oui, nous avons besoin de créer un dialogue entre l’Afrique du Nord et l’Afrique subsaharienne en tant que femmes artistes. Les artistes ont besoin d’un soutien réel et d’une véritable liberté — les résidences doivent être des lieux d’émancipation, pas de contrôle. Nous espérons que cela contribuera à renforcer la présence des femmes artistes africaines, grâce à l’échange d’expériences et l’ouverture à de nouvelles opportunités.

Quelles ont été vos expériences passées avec les résidences artistiques, en tant qu’artiste ?

SA : J’ai animé plusieurs ateliers pour des artistes, mais le besoin de créer des résidences artistiques s’est fait plus pressant lorsque j’ai voyagé plusieurs fois au Kenya, au Sénégal et au Soudan. J’y ai ressenti combien le fait pour un·e artiste d’être dans un autre pays pouvait offrir une opportunité de découverte mutuelle.

Quels sont les objectifs de cette résidence ?

SA : En tant qu’artiste visuelle africaine ayant étudié l’histoire de l’art moderne, j’ai constaté l’absence de soutien et d’égalité des chances entre femmes et hommes dans cette histoire. J’ai donc voulu, même à une petite échelle, contribuer à briser ce tabou injuste.

Comment cette résidence contribuera-t-elle à l’écosystème artistique local, régional ou international ?

SA : Plus qu’un simple développement au sens conventionnel, il s’agit ici de transformer la scène artistique en offrant des opportunités plus justes et équitables aux femmes artistes africaines.

La résidence sera-t-elle axée sur un projet, sur la recherche ou plus ouverte ?

SA : La résidence artistique sera libre et ouverte. Elle permettra à l’artiste de découvrir une autre culture, de visiter des musées et des galeries d’art. L’artiste aura le choix de développer un projet qu’il ou elle a déjà préparé ou d’en créer un nouveau inspiré par la visite.

Y a-t-il des disciplines ou médiums privilégiés ?

SA : La priorité sera donnée à la peinture.

Quel sera le processus de sélection ? Appel à candidatures, nomination, ou invitation curatoriale ?

SA : Dans un premier temps, je me baserai sur les recommandations d’artistes proposées par des galeries en qui j’ai confiance. Plus tard, une fois le projet stabilisé, j’aimerais mettre en place un appel à candidatures avec un comité de sélection composé d’artistes, de critiques et de professeurs.

Quels critères seront prioritaires dans la sélection des artistes ?

SA : La priorité sera donnée aux femmes artistes ayant de l’expérience, un projet, du potentiel et un rêve.

Comment la résidence s’engagera-t-elle avec la communauté locale ou l’environnement ? Des ateliers sont-ils envisagés ?

SA : Oui, certaines activités comprendront l’organisation d’ateliers avec d’autres artistes.

Collaborez-vous avec des institutions locales, des artistes ou des chercheurs ?

SA : Oui, il y aura une coopération avec tous les acteurs du mouvement artistique, y compris les institutions, les instituts et les structures concernées par les arts, comme la Circle Gallery, la galerie OH ainsi que la galerie Misr.

Comment la résidence abordera-t-elle l’histoire complexe et les problématiques contemporaines de l’Égypte ?

SA : Je m’intéresse à l’histoire complexe des femmes. Nous sommes toutes exposées à la violence et à l’exploitation. Cette résidence artistique pourrait peut-être offrir un environnement sûr et libre pour exprimer nos problématiques en tant que femmes africaines.

Quel impact espérez-vous que la résidence aura dans 5 à 10 ans ?

SA : J’espère que cette institution réussira à faire émerger des femmes artistes africaines et à mettre en lumière leur force, pour que le monde voie à quel point elles méritent d’être visibles. Je crois que changer d’environnement et permettre aux artistes de voyager dans d’autres pays génère de nouvelles énergies.

Prévoyez-vous d’archiver les œuvres produites, de créer des publications, expositions ou programmes publics ?

SA : Pour le moment, le plan est d’organiser une exposition annuelle rassemblant toutes les œuvres des artistes résidents, dans une bonne galerie. Les ventes des œuvres iront directement aux artistes.

 
 
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