MÉMOIRE D’HORLOGE
HAKO HANKSON
02 DÉCEMBRE - 13 JANVIER 2023
PROJECT ROOM
OH GALLERY, DAKAR
PRÉSENTATION
par Aby Gaye
Historienne de l’art et chargée de projets artistiques à la Fondation Cartier
Avec cette nouvelle série intitulée Mémoire d’horloge, l’artiste camerounais Hako Hankson esquisse le douloureux portrait d’un pays en proie aux conflits armés et à la déliquescence d’une société victime de son gouvernement. Constituée de vingt-et-un dessins, elle est achevée par l’artiste en 2022 après son exposition Sur le chemin des réfugiés à OH Gallery. Ici il n’est pas question du sacré ou de rites ancestraux, mais de dénoncer une actualité dramatique en montrant la réalité du quotidien. Actif depuis la fin des années 1980, Hako Hankson est aujourd’hui un artiste essentiel de la scène camerounaise, endossant le rôle d’informateur sur une réalité politique peu médiatisée. Cette triste réalité, c’est celle d’un pays aux mains d’une dictature maquillée en démocratie (1) depuis plus de quarante ans. Au fil des années, la critique politique de l’artiste se fait de plus en plus acerbe pour devenir ici le sujet principal de ce travail. Mais aborder des questions si sensibles est totalement proscrit au Cameroun, et les dessins de Hako Hankson sont donc présentés ici à Dakar.
« Pour un artiste qui fait un travail narratif, il y a de quoi faire avec la vie au Cameroun ! » (2)
Cette série narrative ambitieuse est réalisée à l’encre de Chine et au stylo. Si l’on retrouve certaines scènes et thématiques abordées dans sa série Kamerun, cette nouvelle série est rare et inédite dans son format. Les dessins sont en noir et blanc, sans nuances, et par moment presque caricaturaux. Ils illustrent une grande diversité des dynamiques qui s’opèrent au Cameroun aujourd’hui, à commencer par les plus évidentes, les violences : celles politiques, policières et militaires, mais aussi les plus sournoises, comme l’augmentation de la consommation d’alcool ou la prolifération des églises du réveil qui volent les citoyens. Hako Hankson est aussi attentif à l’exploitation des ressources naturelles, au rôle des réseaux sociaux, aux pandémies, et enfin et toujours à la question de la migration et le désir de quitter le pays pour de nombreux camerounais. Il dessine avec la même frénésie que s’il écrivait et il me confie d’ailleurs que c’est comme s’il se parlait à lui-même (3). A lui-même seulement car dans ce pays nul ne peut critiquer avec autant de véhémence le pouvoir en place et toutes les dérives qui en découlent. Dans un de ses dessins, Hako Hankson représente deux hommes en train de s’invectiver, leurs bouches toutes deux obstruées par des pistolets, accompagnés de l’inscription The Mouth is a Weapon.
La plupart des écritures sont en anglais, dans ce pays où 20% de la population est anglophone, installée dans deux régions à l’Ouest, et qui demandent leur indépendance du reste du pays. Utiliser les deux langues dans son travail lui permet ainsi de s’adresser à un public varié. Hako Hankson, qui a grandi dans une région proche de la partie anglophone, explique qu’on y parlait dans son enfance un mélange de français et d’anglais. Ce conflit armé, appelé sobrement « crise anglophone », est au cœur de ses œuvres où l’on retrouve de nombreux hommes en tenue militaire ou policière, instaurant la peur pour maintenir l’ordre. Certaines scènes sont particulièrement explicites : dans Shut Up, un policier retire son masque et prend un plaisir sadique à pointer son arme sur un jeune homme aux bras levés, symbolisant le Cameroun. Cette police urbaine, garante supposée de l’ordre, est aussi représentée sous les traits d’un tigre terrorisant une tablée (The Law of the Tiger) ou guidant deux compagnons d’arme sous le slogan We Have No Pity, dans un système où tout est corruption, même la justice – une jungle en somme.
« Dans ce pays il est plus facile d’ouvrir un bar ou de fonder son église plutôt que de parler de politique. » (4)
La série s’ouvre sur l’unique dessin sur fond noir où un visage en larmes boit une bouteille directement au goulot, et sur laquelle il est inscrit « Cameroun ». Cinq des vingt-et-un dessins montrent des personnes en train de consommer de l’alcool, devenu omniprésent dans le pays et vendu à bas prix par des groupes alcooliers européens qui voient l’Afrique comme un marché à conquérir. Au Cameroun, l’alcool est aussi devenu un outil pour les politiciens qui parviennent à séduire les citoyens par son biais et se faire accepter localement. Comme l’illustre l’oeuvre où figure Let’s Forget, quatre amis assis autour d’une table avec des bières à la main, l’alcool est aussi une parenthèse joyeuse au milieu de la noirceur des autres dessins. Dans le même registre, les églises de réveil occupent une place centrale dans cette série. Proliférant dans toute l’Afrique centrale, ces églises souvent détenus par des membres du gouvernement sont un énième levier d’appauvrissement des citoyens qui s’y pressent pourtant pour y trouver du soutien. « Un monde dans lequel les ministres se font pasteurs », me décrit avec justesse Hako Hankson. A nouveau l’artiste utilise la personnification pour dénoncer ce phénomène. Dans New Churches, un homme n’a d’autre choix que d’utiliser son arme pour anéantir un monstre assoiffé de sang et coiffé d’une croix.
Comment allons-nous faire ? se demande donc Hako Hankson dans une de ses œuvres où un groupe d’individus semble coincé entre des églises fièrement dressées et un policier portant son fusil à bout de bras. En somme, le rêve d’un avenir meilleur n’est pas au rendez-vous, et le départ se dessine alors comme la seule échappatoire possible. Dans Air Afrique, Partir seulement, trois hommes sont représentés à bord d’un avion quittant le Cameroun, un dessin qui rend hommage au passage à la compagnie aérienne Air Afrique. Mais le départ, l’artiste lui ne l’envisage pas, continuant à transmettre sa passion à une jeune génération d’artistes à Douala – une fenêtre d’espoir dans ce sinistre portrait.
Aby Gaye
Novembre 2023
NOTES :
Près de 75 % des Camerounais n’ont connu d’autre dirigeant que l’actuel chef de l’Etat, Paul Biya, qui pourrait briguer en 2025 un huitième mandat.
Interview Hako Hankson, 7 novembre 2023.
« C’est un coup de gueule, voilà toutes choses qui me démangent. Je dessine comme j’écris, il y a plein de dessins que je déchire ou que je jette après. C’est comme si j’écrivais les choses qui bouillonnent dans ma tête. », interview Hako Hankson, 7 novembre 2023.
Interview Hako Hankson, 7 novembre 2023.
LES ŒUVRES DU PROJET
À PROPOS
HAKO HANKSON
Né en 1968 à Bafang, dans l’Ouest du Cameroun, Hako Hankson est le fils d’un notable responsable des objets rituels. C’est son père qui lui transmet sa connaissance et qu’il parvient à impressionner en réalisant ses premières sculptures en kaolin. Installé à Douala depuis la fin des années 1980, Hako Hankson est propulsé dans un environnement cosmopolite et prend goût à ce qu’il nomme « le désordre chaotique du quotidien ». Sa peinture et ses dessins s’inspirent alors des scènes de rue, et il se hisse rapidement au rang de conteur urbain, avec justesse et humour.
Appartenant à une génération de plasticiens autodidactes à une époque où le Cameroun ne possède pas encore d’écoles des beaux-arts, il fait preuve d’ingéniosité et de patience pour façonner son univers plastique. La qualité de son travail est remarquée et il expose alors ses premières toiles dans un tout nouveau centre d’art, Doual’art, créé en 1991 par Marilyn Douala Bell et Didier Schaub, lieu novateur de soutien aux artistes. Dans les années 1990, Hako Hankson acquiert une certaine notoriété au Cameroun, ce qui lui permet de vivre de sa pratique, mais aussi de se confronter à de plus grands formats et d’expérimenter d’autres médiums, notamment la sculpture.
Panafricain et libre penseur, Hako Hankson cite volontiers les grandes figures indépendantistes – Thomas Sankara, Ahmed Sekou Touré, Kwame Nkrumah – et se nourrit de la pensée de Cheikh Anta Diop, adhérant à une vision afrocentriste qui attribue une place primordiale aux cultures subsahariennes et encourage les solidarités sur le continent. Son travail a notamment été exposé au Cameroun, en Italie, en France, au Portugal, en Suisse -et au Sénégal notamment avec une selection dans la Biennale de Dakar.