Lire Fanon, panser la modernité : un regard croisé sur l’Afrique et le monde

 
 

Par Hugues-Alexandre Castanou

La Bibliothèque Nomad, m’a fait l’immense honneur de m’inviter pour discuter avec vous de Frantz Fanon dans cette année symbolique qui marque les 100 ans qu’il aurait eu en Juillet dernier. Heureuse coïncidence ou planification de génie, Fanon est mort exactement il y a 64 ans, le 6 Décembre 1961. Honneur immense, car Dan et Mariam ici présents connaissent l’affection que j’ai pour ce personnage et du rôle immense qu’il a eu dans ma formation intellectuelle. En relisant, dans le cadre de la préparation de cette rencontre, j’étais surpris de voir à quel point j’étais un “fanonien”. Nous sommes ici présents à “OH GALLERY”, au moment où nous est présentée, l'exposition “A Tale of Modernism” consacré au modernisme en architecture (un courant que je n’affectionne pas spécialement d’ailleurs). Nous avons donc pensé opportun de sauter de modernisme à modernité et donc de tenter d’appréhender cette dernière avec l’aide de Fanon. A ce titre, nous avons intitulé cette rencontre “Lire Fanon, panser la modernité : Un regard croisé sur l’Afrique et le monde”.

L’époque que nous vivons, ce début de XXI ème siècle aux airs des années trente du siècle précédent, marqué par des évènements comme le génocide en Palestine et au Soudan, les massacres à l’Est du Congo, le “reour” des autoritarismes et des coups d’Etat militaires et enfin, la plus grande menace à mes yeux, celle du fascisme et de la néo-réaction… Cette époque tumultueuse nous impose de penser l’action pour être fidèle à Fanon, penser la praxis. Fanon, comme Cabral, fait parti de cette génération de militants pour l’indépendance qui en tant que révolutionnaires nous ont légué une pensée nécessaire et pertinente pour interroger notre époque mais surtout pour agir contre les formes de barbaries qui font leur retour où se manifeste avec plus d’éclats là où elles n’avaient jamais disparus. 

Fanon est né le 20 Juillet 1995 à Fort-de-France en Martinique. Toute sa vie est marquée par l’action et la pensée. Grec et romain pour parler comme Arendt, Fanon reçoit son instruction au lycée Victor Schoelcher où Aimée Césaire enseigne à l’époque. A 18 ans, il s’engage dans l’armée française de libération pour combattre le nazisme. Cette expérience va profondément le marquer car il découvre le racisme, la discrimination. Après la guerre, Fanon suit des études de médecine en France métropolitaine et, en même temps, des cours de philosophie et de psychologie à l’université de Lyon. Il aura d’ailleurs pour professeur l’illustre Maurice Merleau-Ponty. Après avoir soutenu sa thèse en psychiatrie à Lyon en 1951, il part à l’hôpital de Saint-Alban, où il travaille pendant 15 mois. Il y fait la rencontre du psychiatre François Tosquelles qui va être déterminant dans sa réflexion sur l’aliénation. En effet un des grands tour de force de Fanon, va être l’examen des aspects psychologiques de la colonisation sur les dominés, les colonisés. Il trouve comme justification aux troubles mentaux, physiques et sexuels, la violence coloniale dont il va devenir un des grands penseurs. Nous reviendrons plus tard sur ces réflexions sur la violence. La période décisive de sa vie va être lorsqu’il devient en 1953, médecin-chef d’une division de l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville en Algérie. Là bas, il introduit des méthodes modernes de “sociothérapie” ou “psychothérapie institutionnelle” qu’il adapte à la culture des patients musulmans algériens. D’ailleurs je me demande à quel point Gilles Deleuze et Félix Guattari qui écriront bien plus tard “l’Anti-Oedipe” (1972) auront été impactés par cette approche d’autant plus que le livre tente de décoloniser la psychiatrie. Bref, à Blida, il découvre le racisme scientifique. Cette hiérarchisation des races dont l’abominable Comte Arthur de Gobineau est l’auteur et qui va traverser l’Ecole algérienne de psychiatrie d’Antoine Porot. On peut lire, dans les annales médico-psychologique : 

“Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le nord-africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet, de surcroit, à des impulsions d’homicides imprévisibles [...]” ou encore “L’indigène nord-africain, dont le cortex cérébral est peu évolué, est en être primitif dont la vie essentiellement végétative et instinctive est surtout réglée par le diencéphale.”

Voilà, un aperçu des thèses racistes que Fanon devait combattre. L’objet principal de sa pratique psychiatrique et de sa réflexion vont être de montrer que la colonisation à un impact sur la psyché et que les clichés racistes ne sont pas au final des dispositions naturelles du colonisé mais la manifestation de l’aliénation du colonisé. A ce titre on retrouve dans son ouvrage les damnés de la terre des notes de ses consultations dans le chapitre 5 intitulé “Guerre coloniale et troubles mentaux”. 

En 1954, il s’engage avec l’ALN et le FLN dans la guerre d’indépendance algérienne contre la France. Il démissionne de l’hôpital de Blida-Joinville en 1956, et est expulsé d’Algérie l’année suivante. Il rejoint le FLN en exil à Tunis après avoir renoncé à sa nationalité française. Il écrit dans le journal “El Moudjahid” dans une partie des textes sont accessibles dans ses “Écrits politiques : Pour la Révolution africaine”. En 1959, il publie, chez François Maspero (aujourd’hui La Découverte), l'An V de la Révolution algérienne. Quelques jours avant sa mort, paraît Les damnés de la terre, en 1961, dont Sartre qui l'a tant inspiré écrira la préface jusqu’à ce jour polémique. Il meurt le 6 Décembre à l’hôpital militaire de Bethesda en banlieue de Washington, aux Etats-Unis. Voilà un apercu de sa vie difficile à résumer. Je recommande pour ceux qui veulent approfondir sur la vie de Fanon, l’excellent documentaire audio de France Culture, la  Grande Traversée de Frantz Fanon, disponible en podcast.

Nous allons donc orienter notre discussion autour de trois (3) axes majeurs :

  • De la modernité coloniale à la Postcolonie : Fanon en prophète?

  • L’absence d’idéologie est-elle un manque d’humanisme panafricain? L’appel à un Humanisme africain.

  • Se réconcilier avec la modernité, rétablir la dimension de l’Homme. 

De la modernité coloniale à la Postcolonie


“La culpabilité  du colonisé n’est pas une culpabilité assumée, c’est plutôt une sorte de malédiction, d’épée de Damoclès. Or, au plus profond de lui-même le colonisé ne reconnaît aucune instance. Il est dominé, mais non domestiqué. Il est infériorisé, mais non convaincu de son infériorité. Il attend patiemment que le colon relâche sa vigilance pour lui sauter dessus. Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente. On ne peut dire qu’il soit inquiet, qu’il soit terrorisé. En fait, il est toujours prêt à abandonner son rôle de gibier pour prendre celui de chasseur. Le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur.” (Les damnées de la terre, p 54) 

“Les rapports colon-colonisé sont des rapports de masse. Au nombre, le colon oppose sa force. Le colon est exhibitionniste. Son souci de sécurité l’amène à rappeler à haute voix au colonisé que “Le maître, ici, c’est moi”. Le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie. [...] La tension musculaire du colonisé se libère périodiquement dans des explosions sanguinaires : luttes tribales, luttes de çofs, luttes entre individus.” (Les damnées de la terre, p 55) 

“Le régime colonial tire sa légitimité de la force et à aucun moment n’essaie de ruser avec cette nature des choses.” (Les damnées de la terre, p 81)

“La violence hisse le peuple à la hauteur du leader. [...] Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en libérateur. Elles se montrent jalouses du résultat de leur action et se gardent de remettre à un dieu vivant leur avenir, leur destin, le sort de la patrie.” (Les damnées de la terre, p 91)

Quelques livres de références :

  • Afrotopia – Felwine Sarr

  • Frantz Fanon – Les damnés de la terre

  • Frantz Fanon - Écrits politiques

  • Achille Mbembé - De la Postcolonie

  • Sony Labou Tansi - La Vie et Demie

  • Sony Labou Tansi - L’Etat Honteux

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